Changer de bocal pour
Changer la société

 

Pensée, conscience, savoir, intelligence.

 

6 - Le savoir et la connaissance

 

 

 

Par Anicet Le Marre

Le Savoir et la connaissance.

Le savoir peut se définir comme l'ensemble de toutes les choses (faits, gestes, mots, parole, capacités,…) acquises par l'apprentissage et l'expérience.

Nous avons déjà évoqué à plusieurs reprises une forme ancestrale du savoir contenue dans notre génome. Et nous avons également précisé que ce savoir inné relève de l'instinct et non d'un savoir conscient. Nous n'y reviendrons pas ici.

La connaissance c'est plus que le savoir. Elle implique l'intervention de la conscience de telle sorte que, non seulement nous savons quelque chose, mais qu'en plus nous savons que nous savons.

Pour imager la différence qu'il y a entre ces deux notions, on pourra dire d'un animal de cirque qu'il sait faire son numéro, acquis par apprentissage, mais il n'en a pas connaissance; il n'a pas conscience de savoir son numéro. D'ailleurs il ne le fait que pour obtenir sa récompense.

Dans cette partie nous emploierons indifféremment les deux termes: connaissance et savoir car nous nous intéresserons essentiellement au savoir de l'Homme censé, par définition, être conscient. Pour l'Homme, la différence entre savoir et connaissance est de ce fait peu sensible.

 

Le savoir commence vraiment à la naissance.

La science s'intéresse depuis une vingtaine d'années à l'éveil des sens du petit humain pendant la gestation. Pendant cette phase de construction se met en place toute l'architecture du bébé: la charpente osseuse, le système nerveux, les différents organes y compris les organes sensoriels. Ces organes sensoriels seront les premiers à être sollicités pour commencer l'apprentissage puisqu'ils constituent, en quelque sorte, les capteurs des sensations produites par le monde extérieur.

Ces capteurs, dans leur ensemble, vont constituer les organes des sens: toucher, vision, audition, odorat et goût. Les sensations perçues seront dès lors conduites au cerveau pour être analysées et mémorisées, ce qui suppose un développement parallèle du système nerveux et des organes des sens pendant la gestation. Mais cela ne veut pas dire que ces organes soient "finis" et entièrement fonctionnels avant la naissance. Les neurones, en particulier, bien que présents à des milliards d'exemplaires ne sont encore que faiblement connectés pour permettre l'élaboration de la conscience.

Cependant, les spécialistes pensent que le bébé possède les structures cutanées aptes à la perception tactile dès la fin du troisième mois de gestation, qu'il suce son pouce dès la fin du quatrième mois. Les structures auditives seraient prêtes à fonctionner au sixième mois et celles olfactives du nez au septième mois. La vision, quant à elle, serait le dernier sens à devenir fonctionnel, au terme d'une grossesse normale.

Si l'état de fonctionnalité de certains organes des sens est potentiellement possible avant la naissance, il est vraisemblable que le savoir acquis par le bébé dans le ventre de sa mère reste très limité, ce qui amène les auteurs des recherches à s'exprimer au conditionnel. L'enfant naît (quasiment) vierge de tout savoir. Par contre, à partir de la naissance, le nouveau-né se trouve projeté dans un environnement qui va le solliciter à chaque instant; il va très vite entrer en apprentissage.

Son premier contact avec le milieu extérieur (par rapport au milieu utérin), consiste en une immersion brutale dans une atmosphère sèche et un espace rempli de lumière. Les capteurs liés à ses cinq sens vont commencer à transmettre aux neurones les informations venant de l'environnement. La lumière venant frapper la rétine va activer le mécanisme de la vision, les sons celui de l'audition, le contact des objets et des choses celui du toucher, les odeurs celui du sens olfactif, les saveurs celui du sens gustatif. Le bébé commence dès lors à percevoir les réalités matérielles et à emmagasiner du savoir.

A quatre jours il est capable - non de comprendre une langue étrangère - mais de distinguer sa langue maternelle d'une langue étrangère, grâce aux différences d'intonations ! (Josiane Bertoncini, psycholinguiste au CNRS à Paris in Euréka 7 p.46-47) Dès cet âge il est également capable de reconnaître le visage de sa mère, sans toutefois en percevoir la physionomie détaillée, performance qu'il acquerra à quatre mois (Sonia Schonen, neuropsychologue au CNRS de Marseille in Euréka 7 p.46-47). Dès les premiers jours le système olfactif est pour le bébé une source essentielle d'apprentissage et joue probablement un rôle important dans l'attachement à la mère. Jusqu'à deux mois il garde l'objet qu'on lui donne dans une seule main et ce n'est qu'à partir de cinq mois qu'il utilise ses deux mains pour prendre un objet.


Le cerveau du foetus se développe bien plus vite que les membres.

A partir de là, Bébé n'aura de cesse de faire connaissance avec une incroyable diversité de stimuli qui vont accroître la bibliothèque de son savoir. D'abord l'apprentissage du milieu dans lequel il baigne, l'apprentissage de son corps et de ceux qui l'entourent, l'apprentissage de la langue parentale… Puis viendra le temps de l'apprentissage de l'abstrait, celui des idées et des concepts, celui des émotions et des sentiments, réels bien qu'impalpables, celui des choses autorisées et celles interdites, celles des valeurs comme le bien et le mal… et toutes ces "choses" qui vont modeler sa vie.

 

Comment apprend-on ?

Nous avons vu, plus haut, que la pensée ne peut exister qu'en s'appuyant sur la mémoire, dont nous avons évoqué les mécanismes. Ce sont ces mêmes mécanismes qui sont mis en œuvre au cours de l'apprentissage.

Apprendre c'est d'abord être confronté à quelque chose de nouveau: On n'apprend pas ce que l'on sait déjà ! Or ce que le petit d'Homme connaît le moins c'est ce qui est extérieur à lui-même. Il va ainsi commencer par faire deux catégories, dans lesquelles il va classer les choses et les événements, il va distinguer entre ce qui est lui et ce qui est extérieur à lui; les cogniticiens parlent de ce qui est "soi" et ce qui est "non-soi".

La suite des événements - apprendre ou ignorer la chose nouvelle - va dépendre de la façon dont nous réagissons à cette chose nouvelle. Nous allons d'abord, et souvent inconsciemment, la comparer à la bibliothèque de ce que nous connaissons déjà et lui attribuer un statut, la juger en quelque sorte; si nous la jugeons trop dérangeante nous allons la rejeter (bien qu'elle puisse laisser une trace négative dans notre mémoire si le dérangement provoqué a été très fort); si nous la jugeons sans intérêt, nous la rejetons dans le panier de l'oubli; si enfin nous la jugeons intéressante, nous l'enregistrons comme savoir nouveau.

Le processus sera le même qu'il s'agisse de la découverte du gazouillis du vent dans le feuillage des arbres ou de l'apprentissage de manger sa purée avec une cuillère. Le stimulus nouveau commence par engendrer un déséquilibre chez celui qui le reçoit: il "pose question" en quelque sorte, il "pique" la curiosité. Dès lors s'entame le processus d'apprentissage (le processus de cognition, pour employer le langage savant): Il commence par l'analyse de la chose pour comprendre son sens. L'analyse consiste essentiellement en comparaison avec le déjà connu. Puis il est catégorisé avant d'être finalement assimilé, digéré, approprié. Il peut dès lors être classé dans un rayon de notre bibliothèque où se trouvent déjà des savoirs qui lui sont apparentés. Il servira désormais d'étalon de comparaison pour les prochains stimuli.

Chaque donnée ainsi stockée dans notre mémoire constitue un nouveau savoir. Mais attention, ce savoir n'est pas à prendre comme une valeur absolue, enregistrée à l'identique dans tous les cerveaux, car un même stimulus appliqué à deux individus ne sera pas enregistré de la même manière dans deux cerveaux différents. Chacun des savoirs a valeur de référence pour un individu mais peut avoir une signification modulée dans le cerveau d'un autre individu.

L'une des premières formes d'apprentissage est l'habituation. Ce phénomène qui concerne tout le règne animal, des invertébrés les plus primitifs jusqu'à l'Homme, peut être illustré par l'histoire de l'épouvantail. Le jardinier qui vient de faire son potager aimerait bien protéger ses cultures de l'action destructrices des oiseaux; il pense arriver à ses fins en y installant un épouvantail. Les premiers jours, les oiseaux craignent cet objet rappelant celle du jardinier et évitent le potager. Mais bientôt, l'épouvantail fait partie du paysage et de la mémoire de l'oiseau qui, de plus, l'associe progressivement à un objet inoffensif. Et l'épouvantail se transforme en perchoir… L'oiseau a appris, non seulement à reconnaître un élément nouveau de son environnement, mais aussi à lui donner une étiquette, c'est-à-dire à le catégoriser.

Un autre type d'apprentissage est celui dit de l'apprentissage par essais et erreurs; il concerne particulièrement les sujets qui apprennent par eux-mêmes ou par imitation. Mettez un animal dans une cage fermée par une porte dont le mécanisme d'ouverture peut, sous certaines conditions, être actionné par l'animal. Laissez l'animal s'affamer et placez de la nourriture à l'extérieur de la cage. L'animal tentera bien d'accéder à la nourriture mais n'y parviendra pas tant que le hasard de ses gesticulations n'aura permis l'ouverture du mécanisme. L'expérience, recommencée des dizaines de fois, aboutit à un apprentissage de l'animal qui parvient dès lors à ouvrir la porte au premier essai.

Les chiens et chats d'appartement qui arrivent à cette performance, sans apprentissage (et sans avoir été préalablement affamés !), sont souvent qualifiés d'intelligents par leurs maîtres.

Le mode d'apprentissage, probablement le plus répandu, est l'apprentissage par conditionnement. Un chien, comme tout autre animal, se met naturellement à saliver dès l'arrivée de son repas. Chacun connaît l'expérience de Pavlov qui, dans un premier temps, a habitué son chien à entendre le son d'une clochette avant l'arrivée de son repas. Au bout d'un certain temps, le seul son de la clochette, sans présentation du repas, s'avérait suffisant pour déclencher la salivation du chien, par le phénomène appelé réflexe conditionné. C'est ce principe qui est appliqué pour le dressage des " animaux savants " de cirque, en associant le résultat d'un comportement demandé par le maître avec une récompense ou une punition.

C'est aussi ce principe qui est à l'œuvre au sein de la société pour l'apprentissage des règles et des valeurs sociales ainsi que de tous les comportements collectifs humains. Cet apprentissage est transmis, non pas génétiquement mais oralement, de génération en génération au sein d'une population: c'est l'apprentissage culturel.

Notre cerveau dispose, pour apprendre, de deux étages de mémorisation ou, si l'on poursuit l'image de la bibliothèque, d'une pièce d'accueil des nouveaux savoirs, et d'une pièce principale, la bibliothèque proprement dite où seront stockés les "documents" importants dûment estampillés.

La pièce d'accueil correspond à une partie du cerveau, cinquième circonvolution située dans le lobe temporal et nommée hippocampe, en raison de sa forme rappelant celle du petit animal aquatique. Les informations, en provenance de nos capteurs sensoriels arrivent dans cette pièce d'accueil où ils sont rapidement traités, mais sous une forme provisoire, comme des informations notées sur des petits papiers entassés sur un bureau encombré. Comme les informations arrivent en permanence, on imagine le rapide encombrement de cette pièce par des milliers de petits papiers, son asphyxie et la paralysie de ses fonctions de tri et de restitution des informations.

Heureusement, l'hippocampe possède une fonction d'élimination: Tous les petits papiers qui ne sont pas "redemandés" dans un bref délai sont irrémédiablement mis à la poubelle, permettant ainsi de faire le ménage par le vide.


La mémoire permet de ré-assembler des éléments préalablement stockés.

Ainsi, lorsque nous consultons l'annuaire pour trouver un numéro de téléphone, celui-ci est stocké provisoirement dans l'hippocampe et "oublié" aussitôt que le numéro est composé. C'est à cause de cet effacement rapide que nous avons parfois besoin de surligner le petit papier en faisant… un nœud dans notre mouchoir pour nous rappeler que nous avons quelque chose d'important à ne pas oublier! Nous n'avons évidemment pas besoin de garder en mémoire tous les numéros de téléphone de nos correspondants puisque des mémos et des annuaires sont faits pour cela.

Cependant, si nous réutilisons souvent le même numéro, l'hippocampe obligé de ressortir souvent le petit papier correspondant, va préférer le sortir du bureau encombré, lui attribuer une étiquette de "savoir permanent" et le transférer dans la bibliothèque principale. Les cogniticiens nomment ce transfert la phase de consolidation du savoir. La bibliothèque principale est constituée par le néocortex que nous appelons plus communément la matière grise. Elle reçoit les informations et leur attribue une sorte d'étiquette qui servira au classement des informations par familles, par catégories (d'où le nom de catégorisation attribué à cette fonction).

Cette catégorisation permet d'enregistrer les caractéristiques d'une catégorie. Prenons un enfant qui apprend par exemple ce qu'est un cerisier: Il lui suffira d'apprendre que le cerisier est un arbre pour savoir immédiatement qu'il est constitué de racines, d'un tronc, de branches, de feuilles… en bref qu'il possède les attributs généraux d'un arbre. Il n'aura pas besoin d'enregistrer avec chaque arbre nouveau, le fait qu'il possède des racines, un tronc, des branches, des feuilles. Il lui suffira alors d'apprendre que cet arbre produit des fleurs blanches qui donneront des cerises pour qu'il devienne capable d'individualiser le cerisier dans la catégorie des arbres. Au fur et à mesure des acquisitions, des liaisons s'établissent entre les rayons de la bibliothèque pour permettre de comparer le savoir en cours d'acquisition avec les savoirs déjà acquis, pour mieux les étiqueter, pour les stocker, et surtout pour les réutiliser.

 

Le premier savoir s'acquiert au contact de la famille.

Une fois les organes des sens devenus fonctionnels, c'est évidemment du milieu familial que vont venir les premières stimulations et donc les premiers apprentissages. Avec la reconnaissance visuelle et sensuelle de la mère, puis du père et de tout ce qui constitue le milieu familial, vont se transmettre d'innombrables données qui ont l'air très anodines et qui, pourtant, sont chargées de sens, de signification et déjà de… culture.

Aujourd'hui, les spécialistes des mécanismes de l'apprentissage conviennent que tout individu normalement constitué a, sensiblement, les mêmes chances de départ devant l'acquisition du savoir. Les différences de savoir, les fossés parfois, qui existent entre les individus adultes sont imputables aux différences entre leurs milieux familiaux et sociaux. Les premières images mémorisées par le bébé d'une famille bourgeoise ne peuvent pas être les mêmes que celles qu'enregistrera un bébé né dans un ghetto social; la musique populaire et le bruit ne peuvent pas produire les mêmes sensations que la musique classique écoutée dans une ambiance feutrée; la chaleur douillette et le contact de la soie délicatement parfumée ne produisent pas la sensation d'une couche humide, froide et sentant le pipi-caca… Bref, ce ne sont là que deux caricatures extrêmes, des millions de variations sont possibles et vont générer une très large diversité des savoirs qui commencent à s'imprimer dans les cerveaux naissants.

Une très grande part de l'avenir intellectuel de l'individu se joue dans ses toutes premières années. Rappelons-nous que le cerveau d'un nouveau né comprend environ dix milliards de neurones qui ne sont que très peu connectés entre eux, que les connexions qui s'établissent entre les neurones correspondent à la mémorisation d'informations et que les neurones qui n'arrivent pas à se connecter meurent rapidement. A deux ans, le quart des neurones du bébé auront déjà disparu ! Heureusement que par la suite, la disparition des neurones se ralentit.

L'information passe donc par ces "chemins" constitués de neurones connectés. Or l'information se comporte un peu comme l'eau qui coule d'une source sur un terrain en légère pente: si les premiers volumes d'eau empruntent un chemin sinueux pour arriver en bas de la pente, les suivants ont tendance à emprunter le chemin déjà tracé et finissent par creuser le lit d'un ruisseau. De même, les chemins neuronaux les premiers empruntés ont tendance à devenir les autoroutes des informations suivantes. Ainsi certaines zones du cerveau prennent le pas sur d'autres, entraînant très tôt chez l'individu, le développement de certaines aptitudes… et le blocage d'autres.

Ce développement non uniforme du cerveau pourrait bien expliquer le développement chez l'enfant d'un caractère forgé à l'image du milieu familial et social. Un enfant qui entend et pratique un langage "bourgeois", qui entend de la musique "classique" et des sujets de conversations de portée générale aura toutes les chances d'avoir par la suite un comportement bien différent de son homologue, issu d'un milieu modeste, qui pratique le langage gouailleur ramené le plus souvent aux réalités quotidiennes ponctuées de chansons populaires.


Notre entourage participe à la détermination de nos comportements

Des exceptions existent dans les deux sens, mais ne suffisent pas à renverser ce constat: A sept ans, un enfant de cadre ou d'enseignant dispose d'un vocabulaire deux à trois fois plus riche qu'un enfant d'ouvrier et le taux de redoublement au cours préparatoire est trois fois moindre. La sélection se poursuit dans le secondaire et au total, la probabilité d'accès à l'enseignement supérieur d'un fils de cadre supérieur est vingt fois plus grande que celle d'un fils d'ouvrier.

Il faut noter cependant que le devenir et les aptitudes d'un enfant ne sont pas irrémédiablement orientés, ni déterminés en fonction du milieu de départ seul, car le cerveau et le savoir qui s'y imprime gardent longtemps une certaine malléabilité. On peut devenir tardivement virtuose du violon ou du piano sans avoir obligatoirement été un prodige à six ans. Dans ce cas on observe une redistribution de certaines fonctions dans de nouvelles aires cérébrales, ce qui, soit dit en passant, montre une nouvelle fois la liaison étroite qui existe entre le système cognitif (le savoir et la pensée) et un support biologique (le neurone).

 

L'école n'apprend que peu de choses essentielles.

Ce titre va obligatoirement faire réagir; l'école, en effet, est censée être le lieu où l'on apprend, où l'on acquiert le savoir, où l'on enrichit son savoir déjà existant d'une quantité supplémentaire de savoir. Les enseignants seront scandalisés de se voir ainsi qualifiés d'inutiles et de voir l'institution Ecole être aussi radicalement remise en cause.

S'agissant de la formation de la pensée de l'individu, de la formation de son caractère, de sa personnalité, de sa socialisation, la période scolaire contribue pour une large part. Mais cette part n'est pas pour autant attribuable tout entière à la pédagogie, ou à l'enseignement proprement dit du savoir. L'individu apprend tout autant du milieu scolaire, du système relationnel prof-élève, du système relationnel qui s'établit entre les élèves, de l'institution sociale qu'est l'école et de ce qu'il apprend, pendant cette période, en dehors de l'école. Si bien qu'au final, la part de ce que l'on désigne couramment par le mot savoir ne représente qu'une part qu'il convient de relativiser, comparativement au savoir global acquis par l'individu en apprentissage.

L'école remplit la fonction apprentissage dans les tout débuts: apprentissage de la lecture qui permet de communiquer, d'exprimer les choses avec précision, et de comprendre ces mêmes choses lorsqu'elles sont exprimées par les autres. Apprentissage des mathématiques élémentaires qui permet de comprendre la valeur que l'on attribue aux choses, d'additionner, soustraire, multiplier, diviser ces valeurs, ce qui sera bien utile à l'Homme pour gérer son portefeuille et pour partager équitablement un gâteau entre plusieurs personnes. Apprentissage des sciences naturelles et physiques, premiers pas dans la compréhension de son environnement et des lois de la nature qui nous régissent et avec lesquelles il faut compter et composer. Apprentissage de l'histoire qui est une des formes de notre mémoire, la mémoire du vécu de nos aïeux, mémoire qui complète celle qu'ils nous transmettent de génération en génération, grâce au patrimoine génétique. Apprentissage de la géographie qui nous permet de nous situer sur l'espace Terre et nous permet aussi de situer virtuellement la Chine et les chinois, l'Inde et les indiens, ou encore les pingouins et les lapons sur leur pôle nord.

Certaines "portions" du savoir, acquises à l'école primaire, pourraient être qualifiées de savoir neutre, dans la mesure où ce savoir n'est pas attaché à des valeurs. C'est le cas de l'apprentissage de notre langue tant qu'il s'agit d'orthographe, de grammaire ou de linguistique pure; c'est aussi le cas des mathématiques et des sciences. Il s'agit alors d'un savoir de base sur lequel l'individu pourra s'appuyer pour se "débrouiller" dans la vie, mais aussi pour poursuivre l'acquisition d'autres savoirs.

Ce savoir, neutre dans son essence, ne l'est généralement pas dans la manière dont nous l'acquerrons. Prenons, par exemple, un cas significatif: l'enseignement de l'histoire. Il est clair que les convictions personnelles du maître vont influencer la présentation historique des faits et orienter le sens que l'on attribue à ces faits. Cela est également vrai dans toutes les disciplines et notamment dans le cas d'apprentissage de la langue que nous évoquions plus haut. Deux maîtres différents feraient acquérir à l'élève des "savoirs" différents si, pour enseigner une règle de grammaire, neutre par essence, le premier utilisait la phrase suivante : "Papa, assis sur le canapé, lit son journal pendant que Maman fait la vaisselle", et le second : "Papa fait la vaisselle pendant que Maman, assise sur le canapé, bavarde au téléphone".

Si on additionnait tous les exemples de ce genre qui jalonnent les vingt années du cursus scolaire d'un individu, on montrerait, en définitive, que le savoir acquis a autant de sens qui lui vient de la façon d'enseigner que du contenu proprement dit de l'enseignement. L'éducation tend, trop facilement à mon sens, à devenir une conformation de l'individu aux règles établies par la société, conformément aux besoins de celle-ci, plus qu'une formation de l'esprit à une ouverture sur le monde.

La notation, qui n'est autre qu'une sanction du bien su ou du mal appris, va faire entrer l'élève dans un système sélectif, véritable tri par élimination. La sanction est la récompense ou le châtiment suivant le résultat, exactement comme les animaux de cirque. A partir de là interviennent les jugements de valeur et donc l'obligation de bien faire, c'est à dire de faire ce que le maître a prescrit. On voit apparaître le début de la canalisation dans un certain sens: celui établi par la société, par les dominants. Ce "bon sens" est transmis et véhiculé, inculqué par les officiants sociaux que sont les enseignants.

Parallèlement à la sanction, se met en place l'orientation de l'élève vers un avenir plutôt fermé qu'ouvert que l'on nomme filière. L'orientation est déterminée la plupart du temps par les maîtres en fonction des capacités présumées ou pressenties, plus qu'en fonction des désirs ou des souhaits de l'élève; l'orientation est confortée, dans une certaine mesure, par les parents, eux-mêmes déjà intégrés dans le "bon sens" social, et qui veulent pour leur enfant le meilleur sort possible: réussir dans la vie. Or pour réussir dans la vie chacun sait que la première des choses est d'être coulé dans le moule, faute de quoi l'individu n'aura pas assez de sa vie, ni de son énergie personnelle pour lutter à contre-courant et faire valoir ses valeurs personnelles.

L'école devient donc très vite un moyen de forger des individus socialement conformes. Elle prépare l'individu à entrer dans la vie dite active, productive pour la société, par l'apprentissage de la docilité, de la soumission aux bonnes règles et à la loi. Albert Jacquard constate, pour sa part, un décalage entre le niveau de connaissance scientifique et celui de la réflexion des hommes, décalage qu'il attribue à l'enseignement qui ne joue pas assez son rôle, qui devrait apprendre à globaliser le savoir et à le relier aux concepts généraux qui gouvernent le monde: "Il faut que tout le monde sache ce qu'est l'espace aujourd'hui, ce qu'est le temps, la vie, la définition de l'homme. Mais ce n'est jamais dit". Dans son livre, "A toi qui n'es pas encore né(e)" (A toi qui n'es pas encore né(e), Albert Jacquard, Ed. Calman-lévy, mars 2000), il est encore plus critique vis à vis du rôle joué par l'école dans l'acquisition du savoir; s'adressant à l'un de ses futurs arrière-petits-enfants, il prévient: "à l'école, tu reçois un savoir dont la principale spécificité est qu'il peut t'être nécessaire un jour d'examen".


L'école vue par Doisneau

 

L'apprentissage par le milieu social.

Mais l'Homme sortant du cycle de l'enseignement, n'a pas fini d'apprendre. Il continue à enrichir sa bibliothèque par la pratique de la vie, que ce soit par l'acquisition de savoir-faire manuel ou de connaissances intellectuelles. Son cerveau continue à recevoir et à traiter les stimuli permanents reçus des contacts avec autrui, de sa télévision, des journaux, des livres… L'Homme n'a jamais fini d'apprendre. Rappelons-nous cependant l'importance du savoir acquis dans sa prime jeunesse: ce savoir initial conditionne la façon dont il va trier les informations reçues à l'âge adulte, la façon dont il va en accueillir favorablement certaines et en rejeter d'autres.

Apprendre consiste essentiellement à trier, rejeter ou garder, puis classer, surtout aujourd'hui où nous sommes constamment et de plus en plus inondés d'informations qui arrivent pêle-mêle, l'important mélangé au superflu. Au milieu du siècle dernier, le présentateur d'un journal parlé ou télévisé faisait toujours une transition pour lier les informations successives, donnant à l'auditeur une respiration qui lui permettait d'analyser le degré d'importance des informations. Aujourd'hui nous sommes passés aux journaux diffusant des informations en un flot rapide, continu et décousu mêlant politique, sport, faits divers, météo, bourse…

Le savoir n'est plus lié à la disponibilité de l'information; celle-ci est abondante et accessible à presque tous. Malheureusement l'information est comme le cholestérol: il y a le bon et le mauvais, et il faut être expert pour savoir trier entre les deux! Cet excès et ce mélange ont pour résultat de réduire la vigilance vis à vis de l'information en réduisant la curiosité des individus. Or c'est grâce à la curiosité que l'individu construit son savoir de manière volontaire. Sans cette curiosité et ce volontariat la société humaine est menacée d'uniformisation du savoir comme elle est menacée d'uniformisation culturelle, de macdonalisation et de cocacolaïsation.

Mais nous nous égarons en critique de la politique sociale et de la mondialisation…


Tentative de représentation des étapes de la genèse de la pensée et de la conscience.

7 - L'intelligence: humaine, animale, artificielle

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