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Pensée, conscience, savoir, intelligence.

 

4 - Sensations, émotions, sentiments

 

 

 

Par Anicet Le Marre

Sensations, émotions, sentiments

Un organisme vivant, végétal ou animal, est doté d'un système sensitif lui permettant de capter les stimuli venant de son environnement. Les chloroplastes contenus dans les cellules des végétaux verts sont sensibles à la lumière; cette propriété - que l'on peut qualifier de sensation - permet à la cellule de capter l'énergie nécessaire à la photosynthèse. Les plantes carnivores sont capables de sentir un insecte qui vient de se poser sur leur organe de capture, et de réagir en emprisonnant l'insecte pour le dévorer. Cette sensation, qui n'est probablement que tactile, physique, se traduit cependant par un résultat fort utile pour la plante: c'est grâce à elle qu'elle se nourrit et qu'elle vit.


Les plantes sont douées de "sensibilités"

Outre les sensations produites par les stimuli extérieurs et qui se traduisent par des résultats tels que la vue, l'ouïe, l'odeur, le froid, la chaleur, la douleur…, les animaux sont en mesure de ressentir la faim, la soif, la peur, la satisfaction, le bien-être…, qui de sensations intérieures peuvent devenir des émotions.

L'Homme qui a atteint un degré supérieur d'évolution et de complexification est, quant à lui, non seulement capable de ressentir des émotions mais d'affecter à ces émotions une dimension psychique ainsi qu'une durée et une situation dans le temps, pour les traduire en sentiments.

 

Les sensations.

Les sensations sont des phénomènes, d'ordre essentiellement physiologique, provoqués par l'action de stimuli sur un récepteur sensoriel. Si je prends des cubes de glace dans la main je sens le froid. C'est une sensation très directe. Mais les sensations peuvent être internes comme les sensations de faim, de soif, de malaise, de fatigue, de bien-être. Elles sont de même nature que les premières - c'est-à-dire physiologiques - mais le chemin de leur reconnaissance est différent.


Le sens du toucher

Lorsque je roule à vélo, je n'ai pas besoin de penser à mon équilibre. Si je ne tombe pas c'est parce, de façon réflexe, mon corps fait le nécessaire pour garder l'équilibre. Mon corps perçoit la sensation d'équilibre mais ne la transmet pas à ma conscience. Cette sensation-là nous renseigne sur la position et le mouvement des membres et sur l'équilibre général du corps.

Les sensations captées par nos organes sensoriels, qu'ils soient externes (le toucher, le goût, l'odorat, la vision, l'ouïe) ou internes, nous renseignent sur l'environnement et sur notre propre situation par rapport à cet environnement. L'organisme est toujours soumis à des ensembles complexes de sensations simultanées ou successives qui concourent aux perceptions. Les sensations sont ressenties dans le présent et nous informent sur la situation immédiate. C'est ainsi que si, pendant mon sommeil, je ressens un inconfort au niveau du dos, je change de position. De même, si je sens que je perds l'équilibre, j'essaie de le rattraper par divers mouvements.

Il est d'autres types de sensations que l'on exprime par un verbe réfléchi, comme "je me sens seul". Ce que l'on exprime ici n'est pas précisément la sensation de solitude, mais la conséquence de la solitude qui est la mélancolie et l'insatisfaction de l'état de solitude; ce que l'on exprime n'est pas l'état mais sa conséquence.

Le fait que l'on utilise une forme grammaticale réfléchie indique déjà que ce type de sensation n'est plus seulement d'ordre physiologique mais qu'elle fait intervenir une dimension psychologique. On quitte là le domaine de la sensation initiale, primaire, pour entrer dans celui de la perception, de l'émotion et du sentiment. Cette transition peut se faire grâce à la capacité du cerveau humain à avoir des états mentaux et à créer des images mentales.

 

Etats mentaux et images mentales.

Une représentation est le fait de représenter, de symboliser quelque chose par une image, un signe, un symbole, comme le font, par exemple, les panneaux de signalisation routière. Le processus consiste d'abord à percevoir le signe, le symbole, le panneau de signalisation. Puis, à partir de cette perception, notre cerveau construit une image mentale.


Le cerveau construit des images mentales par assemblage d'éléments

L'image peut être "fournie" à la conscience soit directement à partir des perceptions, soit à partir de la mémoire. Si je vois une chaise posée sur le sol, je peux dire que je perçois la chaise. Si elle est colorée je perçois sa couleur; qu'elle soit en bois, en métal, en plastique, je perçois sa matière. Ces perceptions directes me permettent de "voir" physiquement la chaise avec toutes ses caractéristiques.

Je peux aussi stocker en mémoire les données relatives à cette chaise, et par la suite, rappeler et extraire de ma mémoire les caractéristiques de la chaise. Alors, sans même la voir physiquement, je peux la percevoir en pensée: ce faisant, je construis, par la pensée, une représentation de la chaise. Cette représentation s'appelle aussi concept: je conceptualise la chaise par une "image mentale".

Celle-ci dépend, bien sûr, de la chose représentée, de telle façon que si j'évoque une table, vous générerez vous-même l'image mentale d'une table; en retour, si vous me parlez d'une bicyclette je saurai de quoi vous parlez. L'image mentale possède ainsi un contenu social commun à l'ensemble des individus de la société et qui permet la communication.

Mais la représentation dépend aussi de l'être humain qui la fabrique, qui la génère. La table que j'évoquais est petite, ronde et basse, alors que vous l'imaginiez peut-être grande, haute et rectangulaire. La table peut exister sans moi ou sans vous, mais la représentation que j'en ai n'existe pas en dehors de moi; celle que vous en avez n'existe pas en dehors de vous.

Les images mentales, qui sont un peu comme des photographies dans l'album de notre mémoire, peuvent aussi se succéder avec un certain rythme et devenir animées comme au cinéma. Nous construisons alors une représentation de l'action.
On parle plus facilement de concept ou de représentation conceptuelle lorsque nous évoquons ou lorsque nous percevons quelque chose qui n'a aucune matérialité, dans la nature ou dans notre environnement. C'est le cas lorsque nous nous représentons le temps (durée), la politique, les mathématiques, les sentiments, la douleur, l'infini…

Le processus de représentation - ou de conceptualisation - représente une capacité intellectuelle très importante qui distingue nettement l'Homme de l'animal.

L'Homme peut, en effet, garder en mémoire des traces qui n'ont apparemment aucune matérialité et fabriquer, à partir de ces traces, des objets virtuels, et cela avec un tel degré de réalisme qu'il est parfois difficile de distinguer le virtuel du réel, le vrai de l'illusion, car les illusions, elles aussi, existent…

 

Les illusions.

Le illusions sont des erreurs de cheminement et d'interprétation qui peuvent conduire les sensations à produire de fausses perceptions. Des exemples très frappants nous sont fournies par les figures de Kanizsa. Cette figure fait apparaître un carré nettement défini alors qu'aucun côté n'est réellement tracé.

 

C'est notre conscience qui, utilisant les références de sa bibliothèque mémorisée, construit le carré par une "représentation".

Parfois c'est l'inverse qui se produit: les caractéristiques d'une chose existent bien matériellement mais nos sens ont du mal à les discerner. Notre capacité de discernement est brouillée par des perceptions annexes, comme c'est le cas dans la figure suivante:

La figure a est bien contenue dans b, mais la perception globale de b ne permet pas d'y distinguer a sans effort.

Illusion créée par l'effet de perspective: Prenez une règle graduée et mesurez la longueur, puis la largeur des deux tables. Vous serez stupéfaits de constater que les deux tables (ou plutôt, les deux dessins de table !) ont même longueur et même largeur. Cette propriété est depuis longtemps utilisée par les architectes et dessinateurs.

 

Les émotions.

Qu'est-ce qu'une émotion? Une réaction affective, agréable ou désagréable, éprouvée comme un trouble passager, mais intense, de l'affectivité; une réaction immédiate et incontrôlée à certaines impressions, nous disent les dictionnaires.

Les émotions positives rendent compte de la satisfaction (la surprise, le plaisir, la joie), les négatives, de l'insatisfaction (la peur, la colère, le dégoût, la douleur morale).

L'émotion, tout comme la sensation, est d'abord un système d'information. Elle nous informe du fait que nous sommes "atteints" par les choses ou les événements. Son intensité nous indique "combien fort" nous sommes atteints. Nous éprouvons une émotion lorsqu'une sensation entre profondément en nous pour atteindre notre être, notre sensibilité affective, notre âme.

Un geste, un événement nous atteint, parce qu'il entre en résonance avec nous tout comme un verre se brise parce qu'un son vibre avec la même fréquence que la fréquence propre du verre. C'est pourquoi, devant une même pièce de théâtre, un spectateur, dont la sensibilité aura été touchée, sera "transporté" tandis que son voisin restera indifférent. Le premier entre en résonance - il vibre - et pas le second.

L'émotion fait partie de la communication. Nous avons constamment des émotions, comme nous avons constamment des sensations. Ce sont les émotions qui font que nos relations avec les autres sont enrichissantes. Imaginons seulement que tous les gens avec lesquels nous sommes en rapport nous soient indifférents. Quel ennui! Imaginons que les livres, les œuvres d'art, les films, la musique ne déclenchent aucune émotion en nous. Quel vide! Imaginons une relation amoureuse exempte d'émotion. Par définition, ce ne serait pas une relation amoureuse. Sans émotion, nos échanges seraient fades. Quand elles sont très fortes, les émotions, comme la peur, la douleur morale brutale, peuvent empêcher toute réaction, comme le trac qui paralyse les acteurs. Selon leur intensité elles sont susceptibles de provoquer la création d'un engramme et d'être mémorisées (cf. la mémoire).

Une émotion nouvelle renvoie au déjà vécu c'est-à-dire aux émotions engrammées. Les émotions sont souvent provoquées par le contact avec le monde extérieur mais elles peuvent aussi être induites par ce qui se passe en nous. Par la seule pensée, nous pouvons déclencher une émotion. C'est grâce à la bibliothèque d'engrammes que notre imagination peut, d'elle-même, sans stimulus extérieur, rappeler des émotions souvenirs ou déclencher des émotions d'anticipation. Ainsi, l'évocation d'un souvenir douloureux peut raviver ma peine. L'évocation de l'imminence d'un événement heureux (une rencontre, une fête) a le pouvoir de m'exciter par avance.

A l'inverse, l'anticipation peut engendrer l'inquiétude, la peur, à l'évocation d'un événement désagréable à venir (comme par exemple la peur de la mort). Nous pouvons encore déclencher des émotions à partir de nos sensations internes; c'est ainsi qu'un mal de tête persistant peut nous amener soit vers l'exaspération, soit vers l'angoisse d'une tumeur au cerveau.

Le corps réagit à l'émotion par une série de réflexes incontrôlables (réactions neurovégétatives), mais adaptées au type d'émotion, comme le rougissement ou, au contraire, la pâleur du visage, la transpiration, la tension musculaire… Les réactions visibles sont la réponse à des modifications biochimiques dans le corps, sécrétions endocrines de substances chimiques. Lors de certaines émotions, comme celles consécutives à une peur surprise, le corps réagit pour se préparer à une réaction: raidissement des muscles, vasoconstriction périphérique mobilisant les ressources énergétiques en direction des muscles, accélération cardiaque destinée à un accroissement de dépense d'énergie. La tension musculaire sert aussi à contenir ou retenir l'expression émotionnelle. Si je suis très en colère, je parle les dents serrées.

Le bégaiement, le bafouillage, sont des illustrations spectaculaires de ce genre de retenue qui peut conduire momentanément jusqu'à la paralysie totale comme l'indique l'expression "être paralysé par l'émotion".

Enfin, la disparition du stimulus, de la cause de l'émotion, se traduit par la régression graduelle, puis la disparition des symptômes; le corps revient à son état d'équilibre antérieur: Les émotions sont ponctuelles.

 

Les sentiments.

Un sentiment est un état affectif lié à des émotions, à des représentations ou des sensations. Cet état est stable, alors que l'émotion est toujours mouvante; un sentiment est donc toujours caractérisé par sa durabilité. Lorsque les sentiments s'effritent ou qu'ils disparaissent parfois, ce n'est jamais instantané.

Il est certaines sensations qui, sans forcément nous atteindre avec force, mais plutôt parce qu'elles sont répétitives, s'installent en nous de façon durable. A force de vivre en permanence à côté d'autres êtres - les membres de notre famille, nos amis, nos conjoints, par exemple - nous éprouvons pour eux des sentiments. Ils s'installent dans notre affect et parfois le modifient profondément au point de modifier jusqu'à nos comportements. L'amour rend aveugle, dit-on, ce qui signifie que sous l'emprise de ce sentiment on puisse adopter des comportements jusque-là inhabituels. Dans ce registre, le célèbre coup de foudre relève plus de l'émotion que du sentiment.

Une deuxième caractéristique du sentiment est que, contrairement à l'émotion, il nécessite un état de conscience, une faculté d'appréciation. Si j'ai du chagrin ou si je suis amoureux, je le sens. Tandis que l'émotion serait une réaction du corps à un stimulus et concernerait donc autant l'animal que l'homme, le sentiment serait simultanément un état du corps et de l'esprit, nécessitant l'intervention de la conscience et qui ne serait donc perceptible que par l'humain. Les sentiments peuvent être engendrés par des états d'âme dont nous avons conscience comme la douleur, la rage, le découragement, mais aussi la fierté, le bonheur, l'affection, l'amitié, la tendresse, l'amour…

Mes sentiments m'informent sur mes états d'âme et me permettent de mesurer mon degré de satisfaction ou d'insatisfaction. Pour marquer la satisfaction, nous disposons d'une variété de sentiments qui s'étendent du simple contentement à l'euphorie en passant par le plaisir, la joie, le ravissement, la jouissance... Chaque sentiment traduit un vécu différent en nature et en intensité.

De même, pour marquer l'insatisfaction, il y a une longue série de sentiments comme l'ennui, la mélancolie, la rancœur, le dédain, le mépris, la culpabilité, l'anxiété, la peine, l'angoisse, le chagrin, la douleur morale, la tristesse, la déception, la haine, la pitié, etc.

L'amour, sentiment roi. L'amour est, à mon sens, la représentation la plus parfaite des interrelations qui existent entre le corps et l'esprit, entre le soma et l'intellect, entre la biochimie corporelle et ses effets. Colette, dans le blé en herbe, a très bien décrit ces effets; Henri Laborit a, de son côté, très bien expliqué la biologie qui est en œuvre dans la production de ces effets.

Imaginons deux amants, tels Eloïse et Abélard, séparés par la distance et le temps. Lors de leur dernière rencontre, ils ont convenu de la prochaine date à laquelle ils se retrouveront et que ce sera Eloïse qui viendra chez Abélard. Imaginons Abélard à l'approche de cette date. Un état d'excitation l'envahit progressivement dans lequel se mêlent plaisir et impatience (émotions par anticipation). L'excitation de l'attente est agréable grâce à la confiance qu'Abélard a en Eloïse. Au fur et à mesure de l'approche du moment attendu, monte une sorte de tension fébrile où se mêlent plaisir et angoisse. Eloïse viendra-t-elle vraiment? Oui, sans aucun doute ! Et cependant, le fait de se poser la question indique que le doute est pourtant possible. Et si elle ne venait pas? Plus le moment attendu approche plus la tension et l'angoisse montent. Vient enfin le moment précis, où normalement (ainsi que programmé), Eloïse doit se manifester; la fébrilité est à son comble, n'attendant que cette manifestation pour que la tension se résolve dans l'éclatement d'un bonheur immense. L'adrénaline tend les muscles, le cœur se serre, la gorge se noue… et à nouveau le doute. L'heure dite vient de sonner, mais Eloïse a du retard. Un premier raisonnement indique à Abélard qu'il est décidément très exigeant et que, somme toute, un petit retard, cela peut arriver à tout le monde! Mais qu'elles sont interminables, ces nouvelles minutes supplémentaires d'attente! Au fur et à mesure que les minutes s'additionnent, d'interminables elles se transforment en insupportables! alors le doute se renforce, s'installe, et avec lui l'anxiété. Pourquoi la manifestation attendue ne se produit-elle pas? Certainement un contretemps, une impossibilité, un imprévu, … une recherche de raison nouvelle calmerait l'angoisse qui continue de monter. Défilent alors toutes les hypothèses qui seraient susceptibles d'expliquer le retard, des plus plausibles aux plus farfelues. Plausibles ou farfelues, l'angoisse cède le pas à la déception, puis à la douleur.

Pendant ces interminables minutes, que de réactions biochimiques se sont déroulées dans le corps! Si on pouvait les suivre en temps réel elles rendraient compte de l'évolution des émotions qui ont ébranlé Abélard. Et pourtant… Il suffit qu'Eloïse, même très en retard, sonne enfin à la porte, tombe dans les bras d'Abélard en expliquant un retard tout à fait plausible et indépendant de sa propre volonté, pour que toute la mobilisation mentale et corporelle, tout ce qui n'était qu'émotion, tombe et cède progressivement la place au sentiment qui reprend ses droits.

5 - La pensée et la conscience

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